Gerry Goffin / Carole King

Carole King

Writer (1970)

 

En 1970, Carole King est dans le métier depuis déjà longtemps : étonnant parcours que celui de cette jeune femme née en 1942 à Brooklyn, très tôt mère de famille.

Après l'apprentissage précoce du piano, le rock'n'roll encore balbutiant débarque dans sa vie de lycéenne de façon fracassante. Elle rencontre et épouse le parolier Gerry Goffin, et bientôt la paire Goffin-King travaille au sein de la fameuse usine à tubes Brill Building, aux côtés entre autres de Doc Pomus et Mort Shuman. Dès la fin des années cinquante, ils alignent les tubes mondiaux, "The Locomotion" de Little Eva (leur baby-sitter !), "(You make me feel) Like a natural woman" d’Aretha Franklin... Après une première tentative de carrière solo en 1962, James Taylor la persuade de tenter à nouveau sa chance.
Le résultat est "Writer", dont tous les titres sont signés Goffin-King. La musique de Carole King est un melting-pot, un cross-over de toutes les musiques populaires américaines depuis les fifties : son écriture extrêmement rigoureuse lui permet d'en faire la synthèse dans une forme proche de la pop, à la structure classique couplet-refrain. De son passage au Brill Building, Carole King a gardé une religion de l'efficacité. Les chansons se donnent immédiatement dès les premières secondes : exit la violence du rock, la sueur du rhytm'n'blues, la liberté du jazz. Tout est calibré, la mélodie ne changera pas brusquement en cours de route, d'où ce sentiment de sécurité, de confort domestique. "Writer" connaîtra un succès mitigé et peut apparaître comme un brouillon de "Tapestry" (1971), mètre-étalon auquel sont comparés tous ses autres disques. Pour l'instant, Carole King revisite son catalogue et déballe son savoir-faire dans beaucoup de styles différents, sans parvenir à trouver une vraie singularité. Avec sa voix chaude mais pas sensuelle, elle cherche le bon mélange : rock'n'roll ("Spaceship races"), folk à la Crosby Stills & Nash ("What have you got to lose"), jazz ("Raspberry jam")... La production manque de peps, les arrangements sont un peu plats (les orgues marqués seventies sur "Can't you be real") et manquent de précision.

King pose ici les jalons de ses disques futurs, et contribue à imposer la tradition d'auteur-compositeur-interprète ("songwriter") : on trouve déjà les balades intimistes au piano (son instrument de prédilection), des chansons au message plus large et humaniste ("Eventually", très "Imagine" de John Lennon). "Writer" est une collection disparate de bonnes chansons qui peine à constituer un tout cohérent. Mais Carole King apprend vite : son prochain disque, "Tapestry" se classera n°1 et restera classé six ans dans les charts.

 

"Music" (1971)

 

Sorti dans la foulée de "Tapestry", son grand succès de 1971, "Music" se classe également n°1 dans les charts. Carole King y déroule son écriture confortable, ouvre les portes de sa maison désormais familière et nous invite à entrer dans son intérieur cosy, dans lequel on se sent de suite à l'aise. Sur la pochette, un chien remplace le chat de "Tapestry", mais à part cela peu de changements - James Taylor est encore de la partie, Lou Adler à la production. C'est dans l'ensemble un disque plutôt lent, à la limite du consensus mou (le jazz impersonnel de "Music"). Des percussions légères soutiennent la majorité des titres (motif rythmique présent depuis "Tapestry" et qu'elle utilisera de nouveau sur "Rhymes & reasons"). On trouve de manière plus exacerbée qu'auparavant des valeurs récurrentes chez King, des grands sentiments : la terre, l'espace entre les gens, l'amour et l'amitié qui aident à traverser les épreuves ("Growing away from me", "Too much rain"). La veine un peu gluante de "Carry your load" est allégée par des cuivres discrets, lesquels, plus en avant sur "It's going to take some time", rappellent Chicago et leur tube "If you leave me now". Des chœurs sucrés donnent un supplément d'âme à "Surely" et "Some kind of wonderful", balade simplissime au texte interchangeable qui flotte béatement sur un petit nuage rose. "Sweet seasons" est un morceau pop et accrocheur ; "Back to California", au feeling plus rock'n'roll, exalte le retour aux racines, la certitude que l'on est jamais mieux que chez soi, à la maison, ce qui peut paraître un peu réac et frileux.

 

"Rhymes & reasons" (1972)

 

"Rhymes & reasons", sorti en 1972 après "Tapestry" et "Music", est son premier album composé exclusivement de nouvelles chansons. Elles prennent appui sur une base rythmique composée d'une batterie assourdie et de percussions, ensemble confortable dans laquelle King se cale confortablement. Trop peut-être pour bousculer ses habitudes. Bien que l'ensemble soit moins consistant et plus mou que "Tapestry", "Rhymes & reasons" se classera n°2. Le disque démarre en douceur sur "Come down easy", et la comptine "My my she cries" ne réveille pas l'auditeur. Quelques titres sont un peu lénifiants : le repli vers un amour béat de "The first day in August" et "I think I can hear you", le message compassionnel (dont le canon est "You've got a friend") de "Goodbye don't mean I'm gone". Il faut attendre le sixième titre ("Bitter with the sweet") pour avoir un peu de groove. Mais même dans une composition ronronnante comme "Gotta get through", des chœurs californiens rajoutent de la souplesse et une texture soyeuse sur le refrain, et sur le hit "Back to Canaan", ils emportent la mise. Seule au piano sur "Stand behind me", c'est encore là qu'elle s'engage le plus, et fait profiter de sa patte d'auteur. L'impression générale est le blues de quelque chose de perdu ou de manquant, comme l'évoque le retour aux racines de "Ferguson road".

 

"Fantasy" (1973)

 

Après les routiniers "Music" et "Rhymes & reasons", on n'attendait plus de Carole King qu'elle renouvelle son langage musical. Or dès "Fantasy beginning", on est agréablement surpris par l'ampleur, la texture soyeuse du son, faite d'arpèges de piano entremêlés avec des à-plats profonds et cinématographiques de cordes.

"Fantasy" a presque l'apparence d'un concept-album, qui se voudrait une échappée rêveuse et onirique hors de la morne réalité (et parfois moche comme la pochette). "You've been around" confirme que Carole King délaisse son habillage musical ultrarodé pour se concentrer sur une seule veine : cuivres, percussions, wah-wah et les superbes guirlandes de guitare de David Walker (comparable au travail de Bob Kulick sur "Coney Island Baby" de Lou Reed) la plongent dans la luxueuse soul seventies de Curtis Mayfield. Si la façon d'écrire de King reste inchangée, elle se pare de davantage de rythme ("Directions") et de nouvelles couleurs : on passe de l'automne de "Music" au printemps. C'est l'éclosion du son : un groove rond, des chœurs satinés donnent l'impression de renouvellement. Sur sa première moitié, le disque est un exercice réussi de soul plastique et classieuse, mené avec une calme assurance. L'autre partie est plus faible : "A quiet place to live" reprend les thèmes du travail, de la tranquillité, du foyer. "Corazon" est une chanson en espagnol avec un texte au minimum syndical ("Yo te quiero mi corazon", voilà j'ai recopié le livret) et une musique assez cliché. Enfin, "Believe in humanity" (proche de "Superstition" de Stevie Wonder) appartient à la bonne veine groovy du disque.

Comme chez Bowie où on peut préférer la soul artificielle de "Young americans" à "Ziggy Stardust" (c'est mon cas), on peut aussi penser que "Fantasy" a bien mieux vieilli que "Music".

 

"Wrap around joy" (1974)

 

Dans les années 70, Carole King collectionne les succès et enchaîne avec régularité les disques (et les maris). "Wrap around joy" (1974), après la parenthèse soul de "Fantasy", atteindra aussi la place de n°1 dans la lignée des succès de "Tapestry" (toujours à cette date classé dans les charts) et de "Music". King y reprend un son toujours très "clean", mais semble opter pour une approche plus directe : dès "Nightingale" elle troque les doux tapis de percussions pour un groove plus souple, plus franc. Depuis "Fantasy", la patine du son demeure soignée mais cette fois elle s'applique à des arrangements plus simples, un ensemble plus rythmé que ses disques précédents. Les tubes "Jazzman" et "Wrap around joy" sont des bons exemples de cette pop au son très poli, remplies de chœurs et d'un saxophone embarrassant (ça sonne un peu comme Supertramp). Une seule chanson a les idées noires ("A night this side of dying") : pour le reste c'est plutôt solaire et tout confort (les vertus du pilotage automatique) : rumba et doo-wop de salon sur "You gentle me", l'accrocheur "My lovin' eyes". King privilégie un son plus compact et une unité de propos. Toutefois, le disque n'échappe pas toujours au risque du ventre mou, ("You go your way, I'll go mine", "You're something new"). On même droit au slow spécial allumage de briquets ("We are all in this together"), à l'accent religieux et revêtu de chœurs gospel. Mais le message humaniste et écologiste n'est pas une pose chez Carole King : quand elle prendra quelques distances avec l'industrie du disque au début des années 80, deviendra une militante active du mouvement environnemental.

 

"Thoroughbred" (1975)

 

"Thoroughbred" (1975) est le disque des retrouvailles avec son mari Gerry Goffin (l’historique paire Goffin-King). On est de suite en terrain connu avec une balade réussie en solo au piano ("So many ways"). "Daughter of light", avec son groove rond, prolonge l'orientation détendue prise par "Wrap around joy". Épaulée par Goffin, Carole King semble renouer avec la simplicité de l'époque du Brill Building. Les fondations sont identiques, et elle rembauche quelques ouvriers qualifiés : James Taylor, David Crosby et Graham Nash aux chœurs. Une chanson s'intitule "High out of time" : écriture indémodable en effet, un "endless summer" (la pochette, cliché romantique à-cheval-sur-la-plage). Le travail de Carole King sur les harmonies des accords de piano est proche du jazz, et en même temps, sa musique est très calibrée : durée des chansons, structure, progression rythmique et mélodique. C'est du "middle of the road" digne, où rien ne dépasse et donne l'impression d'être sous contrôle (c'est à la fois confortable et oppressant). Un travail bien fait par quelqu'un qui connaît (un peu trop ?) son métier, et qui pantoufle parfois ("There's a space between us" où King pousse sa voix, le ouaté "Ambrosia", le saxo sur "Only love is real"). Un retour aux bases, aux racines, qu'elle a souvent chanté, même si elle ne s'est jamais tellement éloignée de son point de départ. Son écriture semble atteindre ici maturité et sérénité ; Carole King peut se permettre une grande simplicité dans les arrangements, tellement elle n'a plus à démontrer son savoir-faire.

 

 

textes repris de www.sefronia.com